Témoignage d'une montémarcelline sur le sauvetage des juifs en 1944
SAINT-MARCEAU
Dans ce village, tous les travailleurs juifs ont échappé à la rafle. 24 personnes ont été affectées à Saint-Marceau : un homme est déporté dans le convoi 57 du 18 juillet 1943, alors qu'il était reparti à Paris en septembre 1942.
Il en reste 16 sur la liste établie par le maire le 1" janvier 1944, enfants compris : aucun d'eux ne figure dans les convois de déportation.
Mme Tayot Bernadette, née Dehut.
<<Mon père, M. Dehut, était fermier d'une ferme appartenant au châtelain. Le dimanche de la Pentecôte 1940, on est parti sur ordre de la Préfecture. On devait se rendre à La Réorte.
Mon père avait un chariot avec deux chevaux. Comme il était maire, tous les gens lui ont demandé pour prendre leurs valises, leurs baluchons Mon frère de 20 ans a conduit le chariot, rempli de bagages, mon père sa voiture. On a dû trouver un lit à Faissault pour ma mère qui avait des rhumatismes articulaires. Ensuite on a atterri à Vouzeron, dans le Cher, où on devait être employé à la scierie, pour tirer les bois avec nos chevaux. Mais quand on a su que les Allemands approchaient, tout le monde a pris peur. Les gens du Cher ont évacué à leur tour.
Nous aussi, toujours plus au sud. Mon père, qui était un ancien de Verdun disait : "Je ne veux pas les revoir"...
Finalement on s'est retrouvés dans la Creuse, et on est rentrés en 41.
Il ne nous restait rien des 18 laitières d'avant-guerre. Pourtant, mon père les avaient marquées au fer rouge avant de partir. Un jour il en a reconnu une dans un troupeau, conduit par un de ses anciens copains d'enfance. Il lui dit : "T'en as un rude troupeau, mais tu vois, la vache-là, elle est à moi". Il a fallu lui tondre les poils pour retrouver la marque, mais papa a repris sa vache quand même. On la trayait pour nous, il fallait manger.
Pour les chevaux, il y a eu un autre problème. On les avait laissés en route en partant, on savait qu'ils étaient en pension à La Veuve, près de Châlons. Quand papa s'est présenté, un cheval avait été revendu. Il est allé chez l'acquéreur, qui ne voulait rien savoir, mais papa a repris sa bête.
Je me souviens bien des ouvriers juifs. Il y avait plusieurs familles, avec des enfants. Je ne pense pas qu'ils allaient à l'école, parce qu'il n'y avait pas tellement d'école. On se rencontrait dans le village, en allant tirer de l'eau au puits ou comme ça. Les relations étaient bonnes et même très bonnes. Tous les dimanches, on allait à Champigneul à bicyclette, chez ma belle-sœur, Blanche Dehut (née René). On se recevait avec les Juifs.
À Saint-Marceau, parmi eux, il y avait un coiffeur, qui coiffait les gens du village, le soir, après son travail à la ferme. On lui donnait quelque chose. Il y avait un tailleur aussi, il a dû arranger un pantalon ou un costume à mon frère.
Je ne me rappelle pas s'ils portaient l'étoile, non. Les femmes étaient de très belles femmes, toutes des brunes.
L'une d'elle, très belle, avait dit à Geneviève Paris, une célibataire : "Le jour où on viendra nous chercher, je ne veux pas qu'ils prennent mon petit garçon, je ne veux pas ! Vous le prendrez, je vous en supplie" ... Geneviève Paris devait le prendre, c'était d'accord : la mère lui avait donné des vêtements qui étaient chez elle, tout prêts, au cas où. Elles s'étaient arrangées toutes les deux.
Ils se doutaient de quelque chose, c'est sûr : ils avaient demandé à mon père s'il pouvait cacher et garder des affaires pour eux. Ils ont préparé des baluchons avec des vêtements, des manteaux avec de la fourrure, des bottes garnies de fourrure à l'intérieur : on n'avait pas ça ici à l'époque. On a tout mis chez nous dans la cuisine, dans un placard qu'on appelait l'alcôve. Il y en avait un bon tas ...
Je me souviens très bien du jour de la rafle : ce jour-là, il est ineffaçable, tellement on a eu peur ! Les hommes travaillaient à la ferme de la WOL derrière le château. C'était séparé du village : on ne savait pas ce qui s'y passait. Le chef de culture était un nommé Spelmans, qui était déjà installé à Saint-Marceau avant-guerre. Il parlait un peu français, mais surtout allemand. Il était Luxembourgeois, je crois ?
Ils leur a dit : "Le camion va arriver, il vient vous chercher". Les hommes ont piqué la fourche, sans rien dire, et ils sont passés par une petite porte qui permettait de traverser le parc du château et de sortir presque devant leurs maisons. Ils ont prévenu leurs femmes, certaines sont parties en robe de chambre : c'était le matin, vers 9 h. Ils se sont tous sauvés par un chemin de terre qui descend à Villers-Semeuse. On les a perdus de vue.
Pendant ce temps-là, le camion attendait... il a attendu longtemps ! On en a vu un, un Juif, revenir en courant. Il avait oublié son portefeuille avec ses papiers ou quelque argent. On lui a dit de se dépêcher, et on l'a fait repartir par un petit chemin.
Il y en a un autre, d'origine polonaise, qui était parti avec une carriole et un cheval porter les bidons de lait à Boulzicourt. Quelqu'un du village est parti le prévenir à bicyclette. Quand il a entendu ça, il a attaché Ie cheval après une clôture et il est parti. On ne l'a pas revu. On n'a rien su.
Et les Allemands sont arrivés dans le village !... Il y avait deux Feldwebel, avec une grosse moto et l'autre dans le side-car. Ils ont demandé le maire : "Bourgmestre ! bourgmestre !"
Pour entrer chez mes parents il y avait un petit porche. Je verrai toujours leurs grandes plaques de métal sur la poitrine, et leurs cirés noirs et les casques. J'ai eu peur !... Ils criaient : "Bourgmestre !" C'est moi qui suis allée appeler papa. L’Allemand était rouge de colère, il faisait de grands gestes et criait : "Juifs tous partis ! Juifs tous partis !"
Avec ma mère on était bloquées dans la cuisine, on guettait à la fenêtre, on n'osait pas bouger, tellement on avait peur. L’Allemand se trouvait à 2 m de I‘alcôve remplie des baluchons faits par les Juifs : il n'aurait pas fallu qu'il les découvre ...
Je ne sais pas ce que papa a pu leur dire, mais ils sont repartis. Ils avaient exigé que mon père mobilise les hommes du village pour entourer les maisons des Juifs et les arrêter s'ils revenaient. Mon père a fait un simulacre d'organisation. I1 a placé deux hommes en surveillance.
Qu'est-ce qu'on a eu peur ! Ça marque pour toute la vie ça, vous savez.
Mais ils ont tous été sauvés. On l'a su après parce qu'ils sont revenus après 1945. Ils ont repris leurs affaires et ils ont raconté. Par Villers-Semeuse, ils ont gagné la gare de Mohon et les cheminots les ont cachés dans des wagons à bestiaux qui partaient. Le lendemain, ils étaient dans le Midi. Ils ont dit à mon père : "On n'en veut pas à Spelmans parce qu'il a permis qu'on s'évade".
À la Libération, les Américains l'avaient fait défiler dans Saint-Marceau en criant : "Boche, boche" Puis il a été expulsé des Ardennes et a dû rendre une grosse somme : l'argent qu'il avait gagné pendant la guerre.>>